Grandir

« Il faut tout un village pour élever un enfant. » Cet adage africain, introduit en France par la ministre Rama Yade, a soulevé un raz-de-marée de réflexions dans les milieux aussi bien intellectuels qu'associatifs. En ces temps où de plus en plus d'enfants en Europe sont élevés par des mères ou des pères solitaires, voici que la société est invitée à repenser son organisation. « Village » est à lui seul, dans la solitude des grandes villes, un mot fascinant. Un village, c'est petit, pas très peuplé. Il y a une place pour chacun, et chacun y est à sa place. Il y a même une place pour tout le monde, qu'on appelle justement « la place ». Toutes les maisons se ressemblent, plus ou moins grandes, plus ou moins petites. On s'habille de la même façon, avec plus ou moins d'élégance, plus ou moins de « dimanche » dans la mise. Plus ou moins de gaîté. On partage le manger et le boire, souvent fait chez soi. On partage deuils et fêtes.
Chez les Libanais, c'est la préparation des conserves de l'hiver, ou des pâtisseries des grandes occasions, qui réunissent encore, parfois, les familles autour des fourneaux. Dans ces communautés, les enfants sont les enfants de tout le monde. Ils vont par les venelles, par les sentiers de campagne, sous l'œil vigilant d'adultes qui guettent leur passage, leur donnent des recommandations, leur proposent une veste contre le froid, un chapeau contre le soleil, de l'eau, une pomme. Le village, ce sont les murs de la maison poussés jusqu'à la limite des terres habitées. Une vaste maison où vivrait une parentèle polychrome avec qui il n'est pas nécessaire d'avoir des liens de sang. La manie qu'ont encore certains de donner du « tante » aux dames ne vient pas de plus loin. Il est même courant d'appeler «'amm» un inconnu d'un certain âge. À Beyrouth, cela se fait de moins en moins ; la familiarité surprend, et c'est plutôt mauvais signe.
Signe que la notion d'enfant « collectif » a disparu des mœurs, avec tout ce qu'elle contenait de sécurité, de confiance naïve et d'affection spontanée. De pays « enveloppant », dont les villages offraient aux enfants l'insouciance de leur âge et la liberté qui l'accompagne, le Liban s'est mué en pays hostile où la mort est plus absurde qu'ailleurs. Peut-être est-il devenu un pays « développant », qui fait grandir plus vite et pousse aussitôt hors du nid. À quel moment a eu lieu la rupture ? À quel moment l'amour a-t-il manqué ? Il y eut naguère toute une patrie pour élever nos enfants