La culture locale du tabac, une activité non compétitive

Seul le forcing des autorités publiques permet de vendre les récoltes locales aux sociétés étrangères en contrepartie d'une législation anti tabagisme fort accommodante. La culture du tabac est enracinée dans certains milieux ruraux libanais depuis plusieurs siècles. Glorifiée par certaines parties politiques, chantée par certains intellectuels, cette activité a acquis une valeur symbolique et politique. Elle est censée représenter l'agriculteur démuni, laissé à lui-même du fait de la carence de l'État en matière de développement équitable. Il n'empêche que la culture locale du tabac reste très peu compétitive et n'est sauvée que par l'intervention de l'État par le biais d'un mécanisme de subvention onéreux pour le contribuable, aux dires de sources bien informées interrogées par L'Orient-Le Jour.
Le Liban produit quelque 8 500 tonnes de tabac par an, selon les chiffres avancés par le président de l'Union libanaise du tabac (ULT), Hassan Fakih. Le Akkar et la Békaa produisent près de 1 500 tonnes respectivement, alors que le Liban-Sud en récolte quelque 5 500 tonnes, précise le syndicaliste

Le mécanisme de subvention
L'ensemble de ces récoltes est acquis par la Régie des tabacs selon des quotas attribués à l'avance et moyennant des prix subventionnés, explique l'ancien ministre des Finances, Jihad Azour. Selon Hassan Fakih, la Régie achète à 15 500 livres le kilogramme de tabac de « bonne qualité », à 11 600 livres le kilogramme de « qualité moyenne » et à 4 500 livres le kilogramme de tabac « d'entrée de gamme ». Ces prix sont largement supérieurs aux cours internationaux du tabac, précise le président de l'Union des agriculteurs, Antoine Hoayeck. D'après lui, ce mécanisme de subvention coûte donc au Trésor quelque 35 millions de dollars par an.
Que fait donc la Régie du tabac qu'elle achète ?
Elle utilise une partie des récoltes pour la production locale de tabac et de cigarettes, notamment les fameuses « Cedars ». Quelque 431,94 tonnes de cigarettes et 144,36 tonnes de tabac ont été produites localement en 2007, selon les études de l'Administration centrale de la statistique (ACS). Les ventes en interne de tabac local se sont élevées à plus de 10 millions de dollars en 2007, toujours selon l'ACS.

Un tabac de « piètre qualité »
Le reste des récoltes de tabac est revendu aux sociétés étrangères opérant au Liban par adjudication publique. « Le prix de revente est largement inférieur au prix d'achat, indique une source ministérielle. Certaines quantités sont même revendues à un prix inférieur au coût de leur transport. Ceci est dû au fait que le tabac libanais est de qualité diverse, souvent inférieure et souffre d'un manque de diversité dans les plantations. Il contient de forts taux de pesticides et de fertilisants interdits par les normes internationales. La valeur ajoutée de la culture locale du tabac est très faible. Notre tabac national n'est guère compétitif. »
Une source agricole confirme ces propos sous couvert d'anonymat, car « le dossier du tabac est fortement politisé et cette culture est "protégée" par un mouvement politique ». « L'on pourrait cultiver certaines espèces de tabac à forte valeur ajoutée et à meilleur rendement, précise-t-elle. Mais les barons politiques du tabac continuent à favoriser la culture de plantes peu rentables pour continuer à extorquer des subventions à l'État. Il faudrait favoriser les cultures alternatives en implantant le projet d'irrigation Litani 800. Le Koweït a consenti un prêt au Liban pour mener ce projet qui reste toutefois bloqué. L'irrigation permettra d'en finir avec la culture du tabac qui est peu rentable et qui a un coût social élevé. De nombreux agriculteurs font en effet travailler leurs enfants dans les champs, ce qui les empêche de suivre des études scolaires. De plus, la culture du tabac provoque de nombreuses maladies dans les rangs des agriculteurs ».

Un marché juteux
Il reste que si le tabac libanais est de mauvaise qualité, pourquoi les sociétés étrangères acceptent-elles de l'acheter par adjudication publique ?
La source ministérielle précitée explique que « l'État use de son influence pour astreindre les sociétés étrangères à acheter le tabac local ». Et les autorités publiques possèdent un argument de taille pour persuader les compagnies multinationales (Philip Morris, Japan Tobacco International, British American Tobacco, etc.) dont les représentants au Liban n'ont pas souhaité répondre à nos questions.
En effet, la législation au Liban en matière de vente de tabac est fort laxiste. De nombreux pays augmentent systématiquement leurs taux d'impôt sur le tabac pour réduire la consommation de ce produit cancérigène et accroître leurs recettes fiscales. Ainsi, la Jordanie prélève un taux d'impôt de 68 % par paquet de tabac. Le royaume hachémite a relevé ce taux à 4 reprises en 2 ans. Au Liban, le taux d'impôt sur le paquet de cigarette ne dépasse pas les 58 % et n'a pas été réévalué depuis 9 ans. Certes, au titre de cet impôt, l'État a prélevé 211 milliards de livres en 2007 et 246 milliards de livres en 2008. Il reste que le taux d'imposition du tabac au Liban est l'un des plus faibles au niveau mondial d'après la source agricole précitée.
De plus, le Liban est un cas d'école en matière de non-régulation de la publicité sur le tabac. Le pays est cité dans certains cours de marketing dispensés à l'Université Paris Dauphine comme un havre de liberté pour la publicité sur le tabac, qui est encadrée par des règles très contraignantes en Occident.
Face à cette législation très accommodante qui leur a permis de vendre pour plus de 319 millions de dollars de tabac en 2007, les sociétés étrangères acceptent de « rendre service à l'État libanais » en achetant le tabac local... quitte à ne pas s'en servir ensuite ! 

 

(lorientlejour.com)